«Le fagot de ma mémoire» de Souleymane Bachir Diagne : l’itinéraire d’un philosophe de l’universel

L’œuvre de Souleymane Bachir Diagne est une réflexion à la croisée des disciplines et des mondes. Le philosophe incarne ainsi une forme de pensée transculturelle qui traverserait les continents comme les époques en ne cessant de les mettre en relation, de les faire dialoguer. Un positionnement philosophique qui n’est finalement que le résultat de ses origines et de sa trajectoire qu’il évoque dans son dernier ouvrage intitulé : «Le fagot de ma mémoire» paru chez Philippe Rey.


Par Seydou KA

Depuis quelques années, Souleymane Bachir Diagne interrompt un chantier qui le tient à cœur – un projet de livre sur la traduction – pour répondre à des invitations à écrire des livres à deux voix sur certains sujets : avec les philosophes Philippe Capelle-Dumont et Rémi Brague sur l’islam et la philosophie, et avec l’anthropologue Jean-Loup Amselle sur le postcolonial et la question de l’universel. On peut dire avec raison. Puisque, à la lecture de ces livres, on se rend compte que ces sujets «s’éclairent mieux» lorsqu’ils sont présentés dans une «disputation». C’est donc presque à contrecœur que le philosophe a cédé à l’insistance d’amis qui se trouvent aussi être ses éditeurs et accepté ainsi de se «retourner, un moment, sur le chemin où [il] va» et évoquer, dans cette autobiographie intitulée sobrement «Le fagot de ma mémoire» (Philippe Rey, 2021, 160 p.), son histoire personnelle. Au grand bonheur de ses lecteurs. Car, à sa lecture, l’œuvre de Souleymane Bachir Diagne s’éclaire mieux. Évidemment, il a fallu qu’il trouve aussi intérêt pour se livrer au «sot projet de se peindre». Cet intérêt, c’est d’abord de rendre hommage à ses parents. «Évoquer la trajectoire qui a fait de moi le philosophe que je suis devenu est tout naturellement, je le constate, élever ‘’un château à ma mère’’, pour reprendre le titre d’un récit autobiographique de Marcel Pagnol. C’est aussi, pour rester dans le registre de cet auteur, chanter ‘’la gloire de mon père’’», écrit-il.

Dans la lignée d’un Romain Gary («La promesse de l’aube»)… L’essentiel de ce livre aura été écrit pendant que le virus du corona portait la dévastation dans la ville de New York, pendant les interminables semaines où la ville était l’épicentre de la pandémie. Une atmosphère où le sentiment de «mort ambiante était au plus vif» qui l’a fait davantage prendre conscience de ce que la vie a de plus merveilleux, le dialogue et l’enrichissement mutuel. «C’est une expérience singulière que de dessiner en un livre le chemin que l’on a parcouru, et en mesurer alors tout le caractère contingent, improbable, en un temps où c’est l’humanité entière qui vit dans la conscience de sa vulnérabilité et la fragilité de sa demeure : notre planète-Terre», dit-il.

À cheval entre trois continents

Dans cet ouvrage, le philosophe parle donc de ses origines familiales, mais surtout de son parcours. De Saint-Louis, ville qui l’a vu naître, à New York, en passant par Ziguinchor, Dakar, Paris, Boston, Chicago et New York. Un parcours cosmopolite qui fait de lui un véritable citoyen du monde. Et qui, finalement, se reflète dans son œuvre. S’il n’a vécu que très peu de temps dans sa ville natale, il doit «tout» à sa culture et à sa spiritualité. Il en garde «l’éthos de tolérance et d’ouverture». «C’est de cette tradition que je dois d’avoir été éduqué dans l’idée d’un islam à la fois rationnel et soufi, dans l’idée que le mysticisme n’est pas l’abandon de la raison, mais fleurit au contraire à la fine pointe de celle-ci» (p. 16). Né donc dans une famille où l’érudition est une tradition, c’est tout naturellement que «Jules», comme on l’appelait petit, a hérité le «désir d’école» que ses parents ont manifesté toute leur vie durant. «J’aime à penser que l’élève de l’école des filles Léontine-Gracianet, qui avait pleuré pour y être admise et pleuré quand il avait fallu la quitter, était entrée, avec mois, à Normale sup.», dit-il à propos de cette mère. Quant à son père, Sijh (nom sous lequel il a été inscrit à l’école en lieu et place d’Ahmadou ou Doudou, ses vrais noms), il a été son premier «maître de la lecture», bien avant André Pessel et Jacques Derrida, ses professeurs à Khâgne. C’est de ce père boulimique de la lecture, qui pouvait facilement passer de la lecture du théologien et maître du soufisme Al Gahazali à celle du «Diable et le bon Dieu» de Jean-Paul Sartre, qu’il tient, très tôt, son intérêt pour la philosophie en islam.

Né au Nord, c’est au Sud, en Casamance et la ville de Ziguinchor qu’il a appris à courir, à parler et… à danser. Un sens précoce du rythme. Une facette peu connue du philosophe : «C’était surtout au cinéma, sur la musique qui devait faire patienter le public avant le début du film que je me donnais en spectacle». C’est aussi à Ziguinchor qu’il découvre (d’abord par le biais d’une jeune cousine de sa mère venue vivre avec eux ; puis l’histoire de la fausse conversion à l’islam d’Alex, un adolescent que ses parents avaient engagé pour être un frère aîné et dont la tâche consistait à l’accompagner à vélo à l’école coranique et française) que les religions pouvaient faire de leur différence un motif d’inimitié et même s’interdire mutuellement le paradis ! Un premier cas de conscience théologique auquel il a dû s’ouvrir à son père. Et une première tragédie familiale : la mort de son petit frère, que l’on surnommait «Vieux». La mort frappera une deuxième fois, en mars 2001, emportant Sahj. Le temps, pour l’aîné qu’il est «d’apprendre à être plus brave» que son père pour répéter les termes de ce dernier à la mort de «Vieux».

Un dernier souvenir de la Casamance : une vague image d’enfants debout au bord de la route agitant des drapelets aux couleurs du Sénégal lors de la célébration du 4 avril, la fête d’indépendance. Cap sur Dakar. Aux Sicap, où la famille a élu domicile, il découvre une culture métissée (à la sauce cap-verdienne et vietnamienne), les «boums» et nuits blanches, mais aussi une scolarité brillante, d’abord à l’école primaire de Dieuppeul, ensuite le fameux lycée Van-Vollenhoven. Des années rythmées par les réussites scolaires, les distributions de prix au concours général et la personnalité d’une élève, Rose Dieng qui devait donner au Sénégal sa première polytechnicienne et sa première médaille du Cnrs. Du Mai 68 dakarois, l’adolescent qu’il était alors garde l’odeur des gaz lacrymogènes «mais c’est à peu près tout».

Van Vo, c’est aussi et surtout une première rencontre avec Léopold Sédar Senghor. Il y en aura d’autres. «Je n’ai pas cessé de me considérer anti-senghorien en philosophie et en politique», avoue-t-il, malgré l’amitié qui le liait au président-poète. C’est bien plus tard, après avoir remonté la source bergsonienne de sa pensée qu’il commencera vraiment à lire l’œuvre théorique de Senghor et à le faire dialoguer avec un autre bergsonien, poète également et philosophe : l’Indien Mohamed Iqbal.

Les années à l’Ens et les trois «caïmans»

«J’ai eu dix-huit ans à Paris». Une phrase qui résume ses années parisiennes, marquées, bien sûr, par le sérieux des études de philosophie, des moments de retraite à la mosquée de Paris, à un jet de pierre du lycée Louis-le-Grand et de l’Ecole normale supérieure (Ens), à prier et à lire le Coran, mais aussi… des soirées dansantes au Palace, la boîte à la mode à l’époque, et un lieu privilégié pour les sorties en soirée de bien des normaliens. Il raconte cette anecdote : «Il m’est arrivé une fois d’y aller avec dans la poche de ma veste un livre dont j’avais oublié qu’il s’y trouvait. J’ai dû à un moment donné l’en sortir machinalement, ce qui m’a valu d’être chambré aussitôt par mes compagnons et compagnes de sortie». De là est née une légende : que même en boîte, il ne perdait jamais de vue la préparation de l’agrégation. Le livre en question était «Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort», d’Arthur Schopenhauer. Un talisman qui s’est avéré efficace puisqu’il réussira l’agrégation à sa première tentative. Il faut dire qu’avec le célèbre trio de «caïmans» (Louis Althusser, Bernard Pautrat et Jacques Derrida) comme professeurs, il était entre de bonnes mains. Même si c’est Althusser qui fut son «caïman» préféré, avouera-t-il, Derrida lui aura appris une méthode devenue sa marque de fabrique : penser ensemble différentes questions et les faire converger. L’agrégation en poche, un premier séjour d’un an aux États-Unis dans le cadre d’un programme d’échange (Harvard, 1979-1980). Un premier contact avec l’Amérique, un premier choc : le racisme. Mais ce qui devait être juste «une parenthèse vite refermée» deviendra, bien des années après, un séjour de longue durée… qui court toujours…

De retour au Sénégal, en 1982, après dix ans passés en France, le jeune agrégé (à peine 26 ans) entreprend, avec l’équipe qu’il a constituée, de poser les bases de la philosophie et en islam. Une folle aventure marquée par l’aventure qu’a été la publication de l’ouvrage collectif «Gaston Berger, introduction à une philosophie de l’avenir» à l’occasion de l’inauguration de l’Ugb de Saint-Louis. Ce livre, c’est enfin l’évocation de rencontres qui ont eu une influence décisive dans la trajectoire intellectuelle de Souleymane B. Diagne : Senghor comme évoqué plus haut, les trois «caïmans» de l’Ens, le philosophe béninois Paulain Hountondji (qui le fera participer pour la première fois à une conférence sur la philosophie africaine à Bayreuth, en Allemagne), l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, l’historien de l’islam en Afrique John Hunwick appelé «Cheikh John», un pionnier des Timbuktu Studies, et l’anthropologue américaine Jane Guyer qui le fera venir à Northwestern  à Chicago. Le début de la seconde parenthèse américaine de sa vie. «Doors open !» pour reprendre sa fille de trois ans imitant la voix de synthèse dans le métro de Chicago. Une parenthèse qui se poursuit à New York, à l’université Columbia. En vérité, Souleymane Bachir vit entre trois continents : l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. En philosophe de l’universel. Comme l’universelle mère de miséricorde, «Ave Marie», qu’il chantait au jardin d’enfants des Sœurs du Saint-Sacrement à Ziguinchor.

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