Analyse Géopolitique : Pourquoi les relations entre la France et la Turquie sont-elles tendues ?

Puissance régionale émergeante, la Turquie ne cesse de gagner de l’influence dans l’échiquier géopolitique au moyen et Proche-Orient. L’ambition de redorer l’aura d’antan de la puissance Ottomane se heurte parfois à la réticence de ses alliées occidentales. La France, en première ligne, n’a pas hésité à adopter un ton ferme, au point d’entrer en confrontation avec Ankara pourtant proche allié de l’OTAN. Cette fermeté de part et d’autre n’est que le signe de l’antagonisme qui oppose les acteurs dans les terrains dont leurs intérêts sont souvent divergents.

◼️La Lybie

Depuis la chute de Kadhafi, la Lybie est devenue un terrain d’où s’affronte les milices pour le contrôle du pouvoir. Ce conflit local entre groupe armé s’est transformé en conflit régional avec des parrains dont tout oppose. La Turquie et le Qatar sont les soutiens de première heure du gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj reconnu par la communauté internationale de même que la France. Cependant, l’offensive menée par le gouvernement de Benghazi avec l’appui logistique de l’Égypte et des Emirats avait renversé le rapport de force provoquant une refondation des alliances au profit du maréchal Khalifa Haftar. Alors que la chute de Tripoli semblait inexorable, la diplomatie française opère un virage à 360 degrés pour apporter son soutien à l’Armée nationale libyenne (LNA) sous la houlette du gouvernement de Benghazi.

Dans le même sillage, acculée tactiquement sur le terrain, Ankara n’a pas hésité à s’impliquer davantage sur le terrain, en transférant des armes lourdes et des drones sophistiquées mais aussi des mercenaires aguerris pour reconquérir les territoires perdus et de maintenir le statu quo. Cette décision a provoqué la furie de Paris qui accuse Ankara de violer l’embargo sur les armes et de soutenir des groupes « djihadistes ». « Je considère aujourd’hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements non-ingérence, pris lors de la conférence de Berlin » a déclaré le président Emmanuel Macron.

Du point de vue du droit international, la Turquie soutient un gouvernement légal reconnu par l’ONU alors que la France a misé sur le général Haftar, un général rebelle. Ce qui met en difficulté la position de Paris et ses alliés arabes (Egypte, Arabie Saoudite et Emirats arabes-unis).

◼️ La Syrie

Dès le début du conflit, les deux pays se sont retrouvés dans le même camp en soutenant les rebelles anti-Assad. La montée en puissance des djihadistes de l’EI, qui avaient fini à phagocyter la majeure partie des groupes armées laïcs et modérés sur le territoire syrien, va rebattre les cartes sur le terrain. Dès lors, l’intervention russe doublée par les victoires de l’armée arabe syrienne sur les terrains avaient étouffé toutes les velléités géostratégiques des soutiens de l’armée libre syrienne et d’orienter les priorités sur le combat contre l’expansion de l’EI. C’est dans ce cadre que s’opère une recomposition des alliances. La France sous la houlette de la coalition internationale fait alors de la lutte contre l’EI une priorité absolue après avoir subi de pleins fouets les attentats de Paris. Le soutien aux Forces Démocratiques Syriennes (FDS) composées majoritairement par les éléments du YPG semblait inévitable pour espérer libérer les territoires sous le joug du Khalifa. Ce que Ankara voyait de mauvais œil car le YPG est vue comme une extension et une ramification syrienne de la branche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ennemi juré de la Turquie. Les deux acteurs s’accusent mutuellement l’un comme l’autre de soutenir des groupes djihadistes.

Le retrait des troupes américaines comme promis par Donald Trump a brisé les espoirs de Paris pour capitaliser sa victoire militaire en gain géostratégique pour influer sur de futures négociations inter-syriennes. Sans moyens militaires et logistiques pour rester sur place, la France n’avait d’autre choix que de se retirer ses forces spéciales et de laisser le champ libre à Ankara. « La Turquie a réussi à se replacer dans le jeu politique en participant au groupe d’Astana, alors que la France est désormais un observateur sans guère de moyens pour peser en quoi que ce soit sur le règlement du conflit » [1]. L’isolement diplomatique qui s’ensuit avait fortement déplait l’Elysée qui voyait une occasion de rétablir l’influence française dans une région d’où elle avait été mandataire en 1914 après la désintégration de l’empire Ottomane.

◼️La méditerranée orientale

La découverte d’immenses gisements de gaz dans les eaux de la méditerranée a été un élément fondamental dans le recentrage de la géopolitique turque sur ses voisins. Pour réaffirmer sa puissance et son droit de regard sur le partage des ressources, le président Erdogan n’a pas hésité à déployer sa marine militaire et des navires sismiques dont le plus célèbre est le Oruç Reis. La signature avec le gouvernement national de transition libyen (GNA) un accord qui délimite des frontières maritimes bilatérales mais empiète sur les zones exclusives grecques et chypriotes et sape le projet du gazoduc EastMed reliant Nicosie, Le Caire et Israël. Cet accord entre la Turquie et la Libye englobe des zones maritimes à proximité de la Crète et des îles grecques de Karpathos, de Rhodes et de Kastellorizo. Ennemis jurés de la Turquie, la Grèce et la Chypre assiste impuissant aux défilés des destroyers turcs dans leurs eaux territoriales.

Face à cette impuissance, la France endurcie de ses revers précédents adopte un ton ferme pour empêcher la Turquie de « s’approprier » des ressources énergétiques au détriment de ses alliés européens. « Nous ne ferons absolument aucune concession sur ce qui nous appartient », a déclaré Erdogan. « La détermination d’Ankara à modifier la zone économique exclusive (ZEE) à son bénéfice tient à la richesse du sous-sol. Rien que pour le gisement Calypso, on évoque plus de 6 milliards de mètres cubes de gaz, soit l’équivalent de dix années de la production russe » [2]
Compte tenu de l’impuissance de l’OTAN, Emmanuel Macron jugeait, en novembre 2019, dans un long entretien à The Economist, que l’organisation était en état de « mort cérébral », parce que n’ayant pas su réagir à l’opération militaire turque déclenchée en octobre contre des positions kurdes des groupes armés du Parti de l’union démocratique (PYD) dans le Nord de la Syrie. Ce qui amène la France à s’impliquer davantage sur le dossier en déployant deux navires de guerre et deux avions de chasse Rafale pour soutenir la Grèce en Méditerranée. « J’assume complètement ce que nous avons fait. Nous n’avons pas déployé une armada en Méditerranée orientale, mais nous avons simplement dit que nous considérons que les déploiements (turcs) sont une provocation » a expliqué le président Emmanuel Macron.

Plus loin encore, la France a proposé de vendre 24 rafales d’occasion à la Grèce pour renforcer qualitativement l’armée grecque et des patrouilleurs à l’armée chypriote.

De surcroit, l’implication des alliées européennes n’a pas eu le succès espéré. Le soutien allemand tant escompté par Macron pour faire plier Erdogan est resté lettre morte. L’Allemagne est un partenaire économique stratégique de la Turquie. Plus 3 millions de turcs y vivent et constituent un électorat acquis à la CDU, le parti d’Angéla Merkel. D’ailleurs, le dossier migratoire constitue « un chantage » de premier choix du président Erdogan envers l’Union européenne. Ce qui explique la réticence allemande à apporter un soutien plus poussé pour des sanctions lourdes contre la Turquie car la vague migratoire de 2015 avait été mal vécue par les allemands.

La mise en place de certaines sanctions mineures et symboliques en guise d’avertissement envers Ankara, les tensions en méditerranée orientale commencent à s’estomper. La stratégie turque qui consiste à faire monter les enchères et récolter les dividendes semblent porter ses fruits, de ce fait que les portes de la négociation semblent ouvertes en vue d’un règlement de la crise.

◼️ L’Afrique

Le continent africain est devenu de plus en plus convoité à cause de ses opportunités économiques. Dotée d’une population jeune et d’un marché qui offre d’énormes perspectives de croissance, la Turquie s’est immiscée dans le continent africain jusqu’à alors chassé gardé de la France et de la Chine. Avec, la mise en place de la stratégie de « L’ouverture à l’Afrique », la Turquie se veut comme un partenaire de premier plan. L’Afrique de l’ouest dont la population est à majorité musulmane d’obédience Sunnite de même que la Turquie constitue une cible de choix dans l’opération de charme « made in Turky ». « La Turquie est devenue de plus en plus populaire auprès des peuples africains, ce que prouvent l’augmentation considérable du nombre d’ambassades turques sur le continent africain (qui est passé de 12 en 2009 à 41 en 2019) et le nombre de destinations desservies par Turkish Airlines en Afrique (59 en 2019 contre 4 en 2008 » [3]. C’est l’exemple du Sénégal pourtant pivot géostratégique de l’armée françaises depuis 1857. Les entreprises turques y sont omniprésentes dans le secteur bancaire et des infrastructures. Elles constituent la chenille ouvrière de la nouvelle ville en construction à 30 de Km de Dakar. Il en est de même pour les autres pays du Sahel (Mali-Niger et Tchad) d’où la Turquie multiplie les échanges économiques à travers des coopérations qu’elle décrit comme « gagnant-gagnant ». « Les exportations de la Turquie en direction de l’Afrique s’élève à 16 milliards de Dollars alors qu’elles n’étaient que de 5 milliards en moyenne au début des années 2000 » [4]. Cette percée surtout Afrique de l’ouest n’est pas du goût de Paris qui voit l’émergence de nouvelles puissances telles que la Russie et la Turquie comme des potentiels adversaires dans son pré-carré. Cependant, les relations économiques, culturels et militaires que la France entretient avec ses anciennes colonies d’Afrique restent solides pour le moment.

◼️ Les Caricatures

C’est au lendemain de l’assassinat du professeur d’histoire et de géographie Samuel Paty, accusé d’avoir montré les caricatures du prophète Mohamed, que les relations entre la Turquie et la France ont atteint un niveau exécrable. En effet, en guise de solidarité avec le professeur assassiné, le journal Charlie Hebdo a republié les caricatures du prophète Mohamed pour défendre la liberté d’expression. Ce qui a provoqué la colère d’Erdogan. Le Président turc est allé même jusqu’à mettre en doute « la santé mentale » du président Emanuel Macron. Le journal satirique réitérant son attachement à la liberté d’expression fait paraitre en Une le président Erdogan augmentant ainsi les diatribes des autorités turcs

Ces tensions ont donné l’occasion au président turc de s’affirmer comme le leader incontestable du monde sunnite face à un Egypte et une Arabie Saoudite soucieux de préserver leurs partenariats avec Paris. Sa stratégie de « Macron Bashing » qui consiste à dépeindre le président français comme un islamophobe et un raciste semble fonctionner. Les condamnations, les appels au boycott des produits « made in France » et les diatribes antifrançaises ont permis à Erdogan de mobiliser le monde musulman du Sahel jusqu’à l’Indonésie en passant par le Pakistan contre la France. Les condamnations de la plus haute autorité sunnite ont permis à Macron de mesurer l’ampleur de la vague d’indignation dans le monde musulman et de rétropédaler pour désamorcer la crise. Au-delà de la question des caricatures, les deux (2) hommes utilisent les tensions pour se renforcer sur le plan intérieur.

Pour Erdogan, les provocations envers France sur les différents dossiers sont une aubaine pour consolider sa base électorale islamo-nationaliste et se positionner comme l’homme fort de la Turquie. Malgré les difficultés économiques que traversent son pays, en pleine pandémie du COVID-19, la popularité d’Erdogan semble rester intacte.

Pour Emanuel Macron, la fermeté constructive prônée, la défense de la liberté de caricaturer et certains lois « controversés » qui lui ont values les critiques d’Erdogan sont une occasion pour casser l’électorat de droite (le Rassemblement National) et se positionner sur les prochaines échéances de 2022.

Les relations Franco-turques ont atteint un niveau de dégradation inquiétant. Les menaces, les rhétoriques guerrières et les invectives ne sont à l’apanage de personne. Cependant, les deux pays doivent surmonter leurs différends pour engager un dialogue constructif en vue de baiser les tensions et ouvrir une nouvelle page dans leurs relations.

(Par la rédaction Geopolitico.info)


Note de lecture

[1] Didier Billion , Le torchon brûle entre la France et la Turquie Orient xxi, 3 septembre 2020
[2] Agence Anodolu, Février 2020
[3] Jean Michel Morel, Derrière l’intervention Turque en la convoitise du gaz en Méditerranée orientale , Middle East Eye, 6 janvier 2020
[4] Interview de Sébastien Abis, Quand la Turquie sème en Afrique, IRIS, 6 novembre 2020

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