Dialogue entre Malick Ndao et Papa D. Ngom

Dialogue entre Malick Ndao et Papa D. Ngom sur l’importance de la relecture de Marx par rapport à nos réalités sociopolitiques : Relire Marx, à quoi bon ?

Malick Ndao :

Cheikh Anta Diop, en tant qu’intellectuel, n’a jamais fait l’économie de véhiculer ses idéologies politiques fondées sur une critique du socialisme développé par Marx et relu par Senghor selon « les réalités africaines. » En effet, en partant d’une interprétation de la structure des sociétés africaines pharaoniques classiques, il édifie sa propre théorie de l’État. Cette théorie a consisté à un réajustement des thèses de Marx. Contrairement à la théorie marxiste qui postule que la propriété est comme le lieu d’expression de la lutte des classes, le moteur de l’histoire, pour lui, les sociétés méridionales africaines n’ont pas pour assise la propriété, mais le droit d’usage.

L’existence de classes sociales au sens marxiste du terme où on voit une partie de la masse détenir les moyens de production en exploitant le travail salarié n’est pas une réalité africaine. Certes « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés… » [1]. Mais cette division de la société en classes et les modes de vie qu’elles ont eu à adopter ne sont pas les mêmes avec celles notées en Afrique. Par exemple, nous constatons dans les sociétés féodales européennes une distinction et une opposition de classes différentes. « Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen Âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière. » [2] C’est en effet sur les cendres de ce régime féodal que la bourgeoisie moderne va voir le jour en maintenant les formes d’antagonisme vis-à-vis des classes les plus faibles. Ces antagonismes sont fondés essentiellement sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

Cependant, l’organisation de la société africaine soudanaise d’une manière générale et sénégalaise en particulier ne sait pas faite suivant le modèle occidental. Certes, on y distingue deux classes d’hommes : les hommes libres et les esclaves. Mais ici, le mot classe n’est pas beaucoup utilisé, on parle de caste. On distingue d’une part les castes dites supérieures et celles dites inférieures. L’existence de caste n’est pas comprise comme l’existence de classes sociales comme l’aurait la théorie Marx.

L’originalité du système des castes réside dans le fait que « les éléments dynamiques de la société, dont le mécontentement aurait pu engendrer des bouleversements, se suffiront réellement de leur condition sociale et ne cherchent pas à la modifier »[3]. Par contre la division en classes de la société européenne : l’une qui domine (les bourgeois) et l’autre qui est dominée (les prolétaires) fait naitre une révolution populaire. En effet ces deux groupes se font face en ce que l’un domine les moyens de production et l’autre est dominé, ce qui ne peut manquer de les opposer profondément. Cette opposition est le moteur du progrès puisque le conflit est un pas vers une révolution politique qui consacre la naissance du communisme.

Si nous procédons à une analyse de la structure interne des castes, le Sénégal peut nous servir d’exemple. Au Sénégal, la classe des hommes libres est composée par les gor qui, à leur tour, sont faites de gér qui forment la caste supérieure et les ñéño. Les ger sont compris comme la noblesse. Ils sont composés d’hommes qui exercent une activité non manuelle sauf l’agriculture qui est sacrée dans ces pays. Les ñéño sont les hommes exerçant une activité manuelle. Ce sont les artisans, les forgerons, les orfèvres. Ces types de travaux cités précédemment sont transmissibles de génération en génération, donc héréditaires. La classe des esclaves ou djam est composée de parties différentes : nous avons « les esclaves du roi ou en wofof djam-bour, djam neg nday ou esclave de la mère et djam neg bay ou esclave du père. »105, Mais, il est bien de préciser que le terme esclave n’est pas réductible à une exploitation de l’homme par l’homme. Il n’est pas dans la position d’un individu privé de sa liberté, qui devient la propriété, exploitable et négociable comme un bien matériel d’une autre personne. Les ger ne peuvent pas utiliser matériellement leur djam. Une personne de caste supérieure ne peut pas « exploiter matériellement les ressortissants des castes inférieures. Sans déchoir aux yeux du peuple et à leurs propres yeux » [4]. Il est par contre appelé à donner de ses biens à son esclave. Il doit l’assister matériellement même si ce dernier est jugé plus riche ou aisé que lui. Ainsi, s’il devait y avoir une révolution sociale ça ne serait pas la classe des travailleurs, les esclavages, qui la déclenche, mais l’inverse. « La spécificité du système consiste donc dans le fait que le travailleur manuel, au lieu d’être frustré du fruit de son travail, comme l’artisan ou le serf du Moyen Âge, peut au contraire l’accroître en y ajoutant des biens donnés par le seigneur. » [5] Mieux les ressortissants des castes inférieures ont une représentativité dans la gestion des affaires de la cité. Ils peuvent occuper des fonctions ministérielles. C’est pourquoi dans ces pays on ne voit pas une révolution contre un régime, mais contre ce qui n’applique pas la gouvernance appropriée. La monarchie constitutionnelle doit être gouvernée par des conseils des ministres où figurent tous les représentants authentiques du peuple : l’organisation interne concerne tout le monde, les hommes libres comme les esclaves.

Imam Malick

Références

[1] Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1948, p.33
[2] 102 Ibid., p.34
[3] DIOP, Ch. A., L’Afrique noire précoloniale, Édition, Présence africaine, Paris, 1987, p.12
[4] Idem, p.12
[5] Ibidem

Réponse de Papa Diomaye Ngom :

Imam, vous avez posé une question ouverte en donnant une réponse fermée et limitée.

À quoi bon de lire Marx ?

Cette question permet de montrer l’importance de l’œuvre de Marx. L’auteur en question est toujours d’actualité, il est en effet incontournable. Je réponds à cette question en donnant trois arguments. D’abord il est important de lire Marx pour sa théorie de la critique et ensuite pour sa critique de l’économie politique et en fin pour son humanisme. Le Marxisme nous parlerait-il de l’Afrique ? Telle est votre question implicite. Si c’était le titre de votre texte, mon texte ne serait pas long.

Vous êtes d’avis avec moi que toute pensée est née selon un contexte bien déterminé. L’œuvre de Karl Heinrich Mordechai Marx, même si elle a une portée universelle, s’adresse à l’Allemagne, et est née dans un contexte socio-économique et politique allemand. Pour comprendre Marx, il ne faut pas isoler et lire ses thèses de manière séparée. La lutte des classes et la stratification sociale sont des aspects de sa philosophie, mais lire Marx ne se limite pas à lire uniquement ces aspects-là.

Il est bon de lire Marx, car La critique dans son œuvre est essentielle et nous permet de prendre conscience de notre situation socio-économique afin de nous révolter contre celle-ci. Cette critique occupe une place importante dans la pensée marxienne, elle « n’est pas une passion de la tête », mais elle est plutôt « la tête de la passion ». La critique, dit Marx, « n’est pas un scalpel anatomique, mais une arme ». Le rôle de la critique marxienne est de démasquer les illusions sociales afin de les anéantir. La critique permettra aussi la transformation de la réalité sociale. La critique sévère de Marx a permis aux prolétaires de prendre conscience de leur situation économique et sociale. Elle a jeté les bases de la révolution.

Imam il y a toujours quelque part « une raison de s’opposer à Marx : mais selon un rapport de “négation déterminée”, c’est-à-dire en puisant dans son propre texte les questions qui ne peuvent être développées qu’en prenant, sur des points précis, le contre-pied de ses thèses ». C’est exactement ce que vous faites en prenant un aspect de sa philosophie pour l’adapter dans notre chère Afrique en demandant de l’aide à Cheikh Anta.

Vous avez travaillé sur Cheikh Anta Diop et sur Senghor, le choix que vous portez sur Diop et non sur Senghor est très révélateur. Répondez à cette question que vous avez posé en vous référant à Senghor et pour cela lisez l’œuvre de M. Thierno Diop comme vous la suggérer madiaw.

Il est également important de lire Marx pour son humanisme. En effet l’humanisme se définit comme étant « une attitude philosophique qui met l’homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs ». Marx a articulé sa pensée autour des valeurs humaines et de l’essence humaine. Ainsi, quand on se pose la question de savoir « qu’est-ce que l’homme ? » ou bien encore « qu’est-ce que l’essence humaine ? » On doit comprendre qu’à force d’en faire une « question philosophique fondamentale. On entre alors dans une problématique nouvelle, qu’on peut appeler, avec Althusser, un humanisme théorique. Si étonnant que cela paraisse, une telle problématique est

relativement récente, et au moment où Marx écrit, elle n’est pas vieille du tout puisqu’elle ne date que de la fin du XVIIIe siècle ».

Marx va réorienter la question, selon lui, « dire que “dans sa réalité effective” (in Seiner wirklich-keit) l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux, ce n’est manifestement pas réfuter la question. Mais c’est tenter de déplacer radicalement la façon dont jusqu’à présent, elle a été comprise, non seulement pour ce qui concerne “l’homme”, mais plus fondamentale encore pour ce qui concerne l’essence ». Karl Marx est logique avec lui-même. De la même manière qu’il nous propose une philosophie réelle et non spéculative, il œuvre aussi pour un humanisme réel.

La philosophie spéculative comme son nom l’indique ne peut générer que de concepts abstraits du fait de son caractère idéaliste. Or, la conception de Marx donne une importance capitale aux rapports sociaux.

L’avènement de Marx est révolutionnaire, c’est une révolution philosophique, politique et économique. Son œuvre est critique, c’est une pensée qui s’intéresse à la réalité, à la vie concrète des hommes, laquelle vie est marquée par des inégalités et des contradictions sociales très profondes. L’histoire est l’histoire de la lutte des classes, ce qui signifie que les classes antagonistes ont toujours existé, mais se sont présentées de manière différente. Vous l’avez dit, en Afrique, le concept de classe est remplacé par celui de caste. Donc la même chose, mais de manière différente. La pensée de Marx est en faveur de la classe dominée (le prolétariat) et en ce qui nous concerne elle sera en faveur pour nous le peuple dominé par de mauvais gouvernants. Ainsi, la réflexion développée par Marx nous permettra d’avoir une connaissance réelle de notre situation afin de mettre en place et d’organiser une révolution totale.

La philosophie de Marx est teintée d’humanisme. Le but de toutes ses critiques est unique : c’est la libération de l’homme opprimé, c’est l’instauration de la justice, d’une société qui sera une société de paix, d’harmonie et d’égalité. L’ambition de Marx est de voir le bonheur des ouvriers et la fin de l’exploitation faite sur ces derniers. Karl Marx est un penseur de son temps. Il a réfléchi sur les préoccupations de son époque pour apporter des solutions aux maux de la société.

Karl Marx a développé un amour pour la justice et pour la morale. Le besoin de libérer le peuple opprimé a toujours été sa préoccupation, « Marx a toujours été animé par un sentiment moral très fort qui s’exprime dès ses dissertations d’écolier, que l’on retrouve dans tous ses textes c’est-à-dire une espèce de révolte contre l’injustice, un sens aigu de la justice et en même temps un sens agui de l’action ». Il a toujours été contre l’inaction. Pour lui, l’agir est la solution pour résoudre certaines injustices ou certaines contradictions.

La célèbre phrase de Marx dans laquelle il dit « prolétaires de tous les pays unissez-vous » montre le caractère humaniste et universel de sa pensée.

Marx a mis sa connaissance au service de l’humanité. Il juge que l’exploitation capitaliste est injuste. Et l’Afrique plus particulièrement le Sénégal n’est pas excepté de l’humanité.

Papa Diomaye Ngom

Références :

*Marx Karl, philosophie, op.cit., p.92 181 Ibid., p.93
*Balibar Etienne, op.cit., p.111
*Marx Karl, Philosophie, op. cit., p.108.
*Ibid., p.108.
*Ibid., p.90
*Balibar Etienne, op.cit., p.29. 205 Ibid., p.29.
*Ibid., p.29.
*Marx et Engels, Œuvres choisies, op. cit., p.59.

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