La forfaiture de trop…
Nous traversons, depuis quelques années, une crise de la démocratie, de l’État de droit, des institutions, voire même de l’en-commun. Cette crise de la démocratie, qui s’est accentuée avec ce report grave et inédit de l’élection présidentielle, s’inscrit dans une dynamique qui s’est enclenchée depuis plus d’une décennie : notre démocratie est arrivée au phénix de sa dérive à cause d’une fossoyeuse entreprise longtemps dirigée contre elle. Au demeurant, Macky SALL a toujours œuvré, avec un comportement digne d’un monarque de droit divin ou d’un hors-la-loi, à museler toute opposition qu’il subodore dangereuse pour ses fantasmes de pouvoir avec une répression d’un autoritarisme exceptionnel – au vrai sens du terme. Peut-être que nos prisons, sous peu de temps, titilleront le Camp Boiro ou Tazmamart. Qui sait ?
Reporter l’élection présidentielle, qui constitue une décision d’une singulière gravité à tout point de vue, en dehors de toutes les arguties politiques et juridiques qui ont été avancées, résulte, à bien des égards, d’une seule logique politicienne plausible : le Prince, par ce report, a consacré une toute nouvelle alliance contre-nature de la famille libérale. Enfin, les libéraux sont à nouveau réunis. Le culte de l’État et la bonne gouvernance, sûrement, sanglotent. Cette décision de report/décalage, qui rame à contre-courant de l’histoire, met en évidence la relation de mépris et d’engourdissement que Macky SALL a toujours entretenue avec la démocratie et les institutions. Après douze années au palais de la République entouré de dorures et lambris, il semble qu’il ne veut pas se séparer du pouvoir. Dix mois de prolongation pour l’instant ! Tel un roi que l’on veut évincer de sa diadème, il s’y arc-boute.
Conjurer l’armée des alternatives : le triomphe de la raison sur la passion
Nombreux sont ceux qui pensent, peut-être par passion et non par raison, que l’armée, en ces temps troubles marqués par une crise sans précédent des institutions, serait la solution magique. Celle tombée du ciel. Il est vrai qu’en Afrique, avec ce que le politologue béninois Juste CODJO appelle la « démocratie d’hommes forts », l’armée semble être la seule institution qui fonctionne normalement. Les autres institutions, pour l’essentiel, démissionnent en cédant leur prestance au Prince. Mais il serait absurde de voir en elle une panacée ou un pis-aller. Songer à l’aide des militaires – ces menaces politiques pour toute démocratie a fortiori pour la nôtre – consiste à étaler les racines de la crise pour mieux l’enraciner.
Soyons lucides : dans ce pays, il faut préférer, avec contestation et désarroi, que l’élection présidentielle soit reportée à mille reprises qu’une seule intervention de l’armée. Qu’une seule ! Politiser notre armée, qui a toujours été la grande muette, serait une erreur incommensurable. L’armée n’a jamais goûté au pouvoir. Qu’il en soit ainsi ! Si, par malheur, elle s’y initie, pour une première fois, une phase historique beaucoup plus ténébreuse et incertaine s’ouvrira. Il faut demander à nos voisins du Sahel. Ils ne diront pas le contraire. Ce n’est pas en rajoutant de la crise à la crise qu’on arrivera à se dépêtrer de cette mauvaise ambiance démocratique. Soyons lucides !
Il me semble que ceux qui tiennent un tel discours, aussi dangereux soit-il et totalement contraire avec notre histoire politique, ne suivent pas, de façon attentive, le comportement des militaires africains au pouvoir. Peut-être qu’il faudrait des collections pour énumérer exhaustivement les déconfitures de leurs expériences politiques dans le continent. À l’exception de quelques exemples. Les régimes militaires, au-delà de la rupture de l’ordre constitutionnel, ont la fâcheuse habitude de s’éterniser au pouvoir pour des motifs aussi infondés que saugrenus. Les périodes de transition s’éternisent. Et, pire, la politique devient progressivement une culture au sein de l’armée. Dangereux ! Sont-ils meilleurs que les civils ? Leurs interventions sont-elles salvatrices ? Sont-ils plus patriotes et compétents ? Bien sûr que non. Souka SOUKA, à juste titre, à qui veut l’entendre, clame : « Nul ne nous prépare aux plus hautes charges de l’État. Rien ne suggère que nous ayons la capacité de gérer un pays et de faire de la politique de façon appropriée, mieux que les civils. » (1). Grande vérité !
Il faut donc le marteler à tue-tête : que l’armée reste à sa place, là où il a toujours été. En Afrique, plusieurs armées sont minées par la piètre qualité de leurs ressources humaines. C’est le problème fondamental des armées africaines. Notre armée, heureusement, grâce à la bonne formation de ses officiers, dispose de ce que Me Mamadou DIOP appelle une « intelligentsia militaire ». C’est ce qui explique sa grande culture républicaine et, par ricochet, sa neutralité politique. « C’est ainsi, écrit-il, grâce à cette neutralité politique, que le Sénégal a pu préserver sa stabilité politique. Ainsi, à l’occasion des grandes crises que le pays a connues (1962, 1968, 1988), les forces armées ont pu aider le pouvoir politique à retrouver la voie du salut. » (2) Il n’est donc pas sérieux ni patriotique d’appeler cette armée pour qu’elle intervienne au nom de la démocratie.
Il appartient donc aux civils, en l’occurrence le Président de la République, d’œuvrer à ce que la crise trouve son épilogue en donnant la possibilité au peuple de s’exprimer par le biais d’une élection présidentielle véritablement démocratique. Les crises de la démocratie, qui ne sont pas d’ailleurs exclusivement africaines ni sénégalaises mais mondiales, se règlent à travers des ressources, c’est-à-dire des acquis démocratiques qui, malgré tout, peuvent servir de références pour retrouver la stabilité et la démocratie. La crise de notre démocratie peut se régler entre ceux qui l’ont créée à condition de le vouloir et d’œuvrer dans ce sens. Les ressources démocratiques servent à être exploitées lorsque les régulations routinières sont disloquées. C’est l’affaire des civils !
- Souka SOUKA, L’Afrique malade de ses militaires, Paris, L’Harmattan, coll. « Études africaines », 2020, p. 18.
- Me Mamadou DIOP, L’institution militaire au Sénégal : dimensions humaine, technique et stratégique, Dakar, Clairafrique, 2012, p.25.
Baba DIENG
Science politique/UGB